- BÉGUINES ET BÉGARDS
- BÉGUINES ET BÉGARDSLes béguines et les bégards sont les membres de communautés, mi-religieuses, mi-laïques, qui ont été fondées dès la fin du XIIe siècle, le plus souvent dans les villes du nord de l’Europe et à l’initiative de riches bourgeois. La multiplication quasi spontanée de maisons d’accueil (le terme «béguinage» se répand surtout depuis le XVe siècle) participe, selon toute vraisemblance, d’une réaction de défense contre la menace sociale résultant d’une paupérisation croissante. Au XIIIe siècle, le mouvement, touché par les idées du Libre-Esprit et l’hérésie de Gérard Segarelli, suscite la réprobation de l’Église. En 1311, le concile de Vienne condamne pêle-mêle sous l’appellation de bégards les partisans du Libre-Esprit, les apostoliques, les fraticelles et les béguines catholiques, qui se voient contraintes, pour échapper à la répression, de se soumettre à la règle de l’ordre franciscain. Cependant, les béguines ne retrouveront plus dans l’orthodoxie l’importance que leur avait conférée, au Moyen Âge, une pensée souvent audacieuse.Une étymologie controverséeLe terme «béguin» apparaît déjà dans un document de la fin du XIIe siècle, mais l’origine du mot est difficile à préciser. Les avis sont partagés et les controverses n’ont jamais cessé. Certaines interprétations paraissent fantaisistes. Ainsi, béguin proviendrait de sainte Beggue, fille de Pépin de Landen (mort en 693), ou d’un prêtre liégeois, Lambert le Beges (mort en 1177). Le terme béguin pourrait encore avoir pour origine un mot du vieil allemand, beggen , beggan , dont le sens est «prier, mendier». J. Van Mierlo, spécialiste de la mystique des Pays-Bas, a proposé un rapport entre albigeois et béguin: al-bigensis , ou al-beghin-i , et, dans de nombreux textes, les albigeois sont en effet appelés béguins. Aucune de ces interprétations ne paraît convaincante. La véritable origine de béguin n’est guère contrôlable.Le terme «béghard » ou «bégard» est postérieur: cependant, béguin et bégard sont parfois employés indifféremment dès le XIIIe siècle. Cette confusion se retrouve dans une bulle du pape Urbain V (1365) avec l’expression beghardi seu beguini . Si les mots bégard et béguin paraissent synonymes dans de nombreux cas, il reste que les bégards seront toujours jugés comme des hétérodoxes.Origine et développementL’afflux de mendiants dans les villes, qui draine de la campagne un surplus de main-d’œuvre, a justifié la nécessité d’institutions charitables dont les membres, se consacrant au travail manuel et aux œuvres de piété, offrent de surcroît l’exemple d’une pauvreté volontairement assumée au nom du Christ. D’abord composées de femmes, veuves et déshéritées, auxquelles se mêlent souvent quelques lettrées séduites par la vie contemplative, les communautés connaissent un essor prodigieux. À Liège, où apparaît, vers 1180-1184, le premier établissement du genre, succèdent Tirlemont (1202), Valenciennes (1212), Douai (1219), Gand (1227), Anvers (1230). En 1250, ces communautés comptent un millier d’adhérents à Paris, autant à Cambrai et deux mille à Cologne. À l’imitation des béguines, des confréries d’artisans, principalement les tailleurs, créent des maisons qui accueillent les prolétaires sans travail, mais aussi de riches bourgeois qui renoncent à leurs biens pour accorder leur vie à l’enseignement des Apôtres.Indépendantes des ordres monastiques et placées sous la seule surveillance de l’évêque, les communautés jouissent d’une liberté d’action et de pensée qui suscite bientôt l’animosité du clergé séculier, des franciscains et des dominicains dépossédés, par le zèle des béguines, de riches donations et d’affaires rentables, en particulier l’ensevelissement des morts. En 1240, Jeanne de Flandre ordonne à ses magistrats de les défendre contre toute spoliation. Innocent IV les prend sous sa protection en 1245. Dix ans plus tard, Urbain IV recommandera encore au doyen de Louvain «de les protéger contre les téméraires qui les affligent, et de ne pas permettre qu’on les moleste par des procès ni dans leur personne ni dans leurs biens ». Cependant, les idées de Libre-Esprit allaient trouver aisément audience dans ce milieu de marginaux que ne liait aucune règle conventuelle et qu’une relative oisiveté prédisposait aux choses de l’amour, telles que le courant courtois les avait privilégiées dans le Languedoc.Les premières persécutionsL’Église avait reconnu dans le choix de la pauvreté volontaire un facteur de paix sociale et une arme contre l’avidité et la superbe de ses propres dignitaires. Elle nuança son approbation dès l’instant où, entraînée par la nécessité des affaires, elle en vint à encourir elle-même les reproches d’une partie des franciscains, fidèles à l’esprit de leur fondateur et à son vœu d’humilité. Chez les béguines et les bégards, comme dans la classe défavorisée, la revendication insolente d’une pauvreté, imposée de fait, allait bien au-delà des critiques adressées à l’enrichissement des milieux pontificaux. Le dépouillement de l’avoir s’identifiait peu à peu à la recherche d’une qualité de l’être, le détachement des biens garantissant une richesse spirituelle qui portait tantôt à la vision béatifique et mystique, tantôt à la prétention de s’égaler à Dieu, et donc de ne connaître, quoi qu’on fît, ni péché, ni contrainte.Dès 1239, l’évêque d’Eichstadt menace les béguines mal famées de son diocèse des peines les plus sévères. En 1244, l’archevêque de Mayence prescrit aux communautés de ne pas accepter de nouveaux membres au-dessous de quarante ans, afin de «prévenir l’abus que les plus jeunes d’entre les béguines faisaient de leur liberté». Après le synode de Trèves qui, en 1277, accuse les béguines et les bégards de répandre erreurs et hérésies parmi le peuple, celui de Cologne, présidé par Henri de Virnebourg, qui plus tard poursuivra Eckhart, accentue la répression et taxe d’hérésie toute forme de bégardisme. Sa loi «contre les bégards et les béguines» leur reproche de «pratiquer un nouveau genre de vie sous prétexte de pauvreté, de mendier au lieu de travailler, au grand détriment de la chrétienté, et de prêcher publiquement leurs doctrines bien qu’ils soient des laïques». Les menaces d’excommunication et de répression qui concluent le mandement ne semblent pas avoir refréné l’expansion du mouvement. Franciscains et dominicains se plaignent de voir diminuer leurs revenus et d’être interrompus dans les églises où ils propagent les mises en garde de l’évêque. Le trouble est si grand que Henri de Virnebourg fait appel à l’un des théologiens les plus illustres du temps, Jean Duns Scot. Celui-ci entreprend d’argumenter contre les bégards, mais il meurt un an plus tard, en 1307.Enfin, un an avant le concile de Vienne, celui de Trèves (1310) entre en guerre contre «un certain nombre de laïques appelés bégards, du nom d’une congrégation imaginaire à laquelle ils feignent d’appartenir. Ils se présentent en public vêtus de longues tuniques ornées de grands capuchons et fuient tout travail manuel. À certaines époques, ils tiennent entre eux des réunions dans lesquelles ils se donnent, en présence de personnes crédules, l’apparence de profonds interprètes des Écritures sacrées. Nous désapprouvons leur association comme étrangère à toute congrégation reconnue par l’Église, et leurs habitudes de mendicité et de vagabondage».La condamnation du concile de VienneLe procès et l’exécution à Paris, en 1310, de la «béguine clergesse» Marguerite Porète, auteur du Miroir des simples âmes , traduisent l’extrême inquiétude des théologiens confrontés à une pensée et à un comportement qui mettent en péril les fondements du christianisme. Romana Guarnieri a montré que les thèses condamnées du Miroir forment, pour une part importante, la matière du réquisitoire que le concile de Vienne prononce en 1311 contre béguines et bégards. Le pape lui-même a pris conscience du danger. Dans une lettre adressée à l’évêque de Crémone, Clément V s’élève contre «ceux qui veulent introduire dans l’Église un genre de vie abominable qu’ils appellent la liberté de l’esprit, c’est-à-dire la liberté de faire tout ce qui leur plaît». À son initiative, deux décrets, Ad nostrum et Cum de quibusdam mulieribus , reprennent les principaux chefs d’accusation. Leur ensemble forme le recueil dit des Clémentines.L’Ad nostrum attribue aux bégards et béguines une doctrine composite où se mêlent joachimisme et libre-esprit. On retrouve ainsi les théories de Joachim de Flore dans la proposition suivante: «Ils divisent le temps compris entre la création et la fin du monde en trois époques [...], l’époque du Père, l’époque du Fils [...] et l’époque du Saint-Esprit, le temps de la liberté pour l’homme de faire ce qui lui plaît, sans que rien puisse être appelé mal.» Au libre-esprit appartiennent des affirmations telles que celles-ci: «L’homme peut acquérir dès la vie présente la plénitude de la félicité céleste, telle qu’il l’obtiendra après la mort»; «L’homme parvenu au dernier degré de perfection ne doit plus ni jeûner ni prier, car ses sens sont alors si bien soumis à sa raison qu’il peut en toute liberté accorder à son corps tout ce qui lui plaît»; «L’âme parfaite donne congé à toutes les vertus.»Les décrets du concile de Vienne ne furent pas publiés immédiatement. C’est seulement sous Jean XXII qu’ils parviendront à la connaissance des évêques, généralisant la répression. Les Clémentines serviront dès lors de guide aux inquisiteurs dans l’interrogatoire de tout suspect de bégardisme.Répression et réhabilitationHenri de Virnebourg fait brûler à Cologne, en 1322, Walter de Hollande, auteur du livre intitulé Des neuf rochers spirituels , qui est aujourd’hui perdu et dans lequel J. L. von Mosheim voit «un vrai manuel de Libre-Esprit, plus cher que tout autre aux bégards». Une chronique fait état d’une cinquantaine d’exécutions consécutives aux aveux de Walter. À Erfurt, Constantin est exécuté en 1336 pour avoir soutenu qu’à l’égal du Christ il était le fils de Dieu; qu’Augustin, les docteurs de l’Église, le pape et les clercs trompaient les hommes; et que les sacrements n’étaient qu’une fiction entretenue par les prêtres pour satisfaire leur cupidité. La confession de Jean de Brunn, membre d’une communauté de Cologne de 1315 à 1335, et l’interrogatoire des béguines de Schweidnitz (1332) confirment qu’en dépit des persécutions la licence qu’encourage le Libre-Esprit se perpétue dans la clandestinité des béguinages et use du langage théologique comme d’un langage codé («Rogo caritatem, conjaceas mihi »). Les procès de Metza von Westenhove (Strasbourg, 1366), de Johannes Hartmann (Erfurt, 1367), de Jeanne Dabenton et des turlupins (Paris, 1372), de Konrad Kannler (Eichstadt, 1381) ne livrent que quelques aspects visibles d’un mouvement dont les partisans refusent la vocation de martyr et n’hésitent ni à se dissimuler sous une piété apparente, ni à abjurer.Tandis que le Libre-Esprit se poursuivait sous d’autres formes, le bégardisme disparut lorsque l’Église, revenant sur le manque de discernement de sa condamnation, accorda sa protection aux béguines de stricte obédience. Les associations y perdirent leur indépendance et furent contraintes de se rattacher à l’ordre franciscain ou à l’ordre dominicain. Elles disparurent de France et d’Allemagne pour ne subsister plus que dans les Pays-Bas, où se forme, au XVe siècle, la congrégation des bégards de la troisième règle de saint François. Les béguines retrouvèrent leur organisation initiale – avec des novices soumises à l’autorité de supérieures nommées magistrae ou marthae –, partageant leur temps en travaux manuels (tissage, dentelle), œuvres de charité et prières. Bruges, Amsterdam, Diest, Courtrai ont sauvegardé dans leurs béguinages le souvenir d’une parfaite réussite architecturale, alliant la maison individuelle, le jardin privé, le parc des rencontres, et ménageant au cœur de l’agitation des villes un enclos de sérénité.Les doctrinesTrois tendances aux frontières parfois indistinctes parcourent le mouvement des béguines et des bégards. L’exégèse chrétienne a mis l’accent sur le caractère visionnaire de Béatrice de Nazareth, de Mechtilde de Magdebourg et de nombre de moniales, dont le rattachement aux cisterciens indique assez leur prudent souci d’orthodoxie. S’il est vrai que leur expérience de l’amour extatique privilégie l’esprit aux dépens du corps, le mysticisme de Hadewijch, dont les écrits seuls nous sont connus, trahit plus d’incertitude. Sa Liste des parfaits mentionne la béguine Aleydis, brûlée en 1236, pour «son juste amour», thème que Marguerite Porète développe dans son œuvre. Le Miroir des simples âmes montre comment l’âme annihilée en Dieu fait de l’être humain le réceptacle de la volonté divine, identifiée au pur amour. L’individu accède ainsi à l’état de perfection. Comme pour Bloemardinne de Bruxelles, la voie de la réalisation divine est celle de l’amour charnel affiné.Dans les communautés de Cologne et de Schweidnitz, en échange, l’identification à Dieu n’est que la volonté de puissance s’arrogeant le droit d’imposer ses volontés. L’homme en état de perfection, dira Hartmann, est maître et souverain de tout être et de toute chose, conception plus proche, en sa substance, de Sade et de Nietzsche que de l’harmonie universelle issue, chez Porète, de la transmutation des désirs et d’une omniprésence de la relation amoureuse.
Encyclopédie Universelle. 2012.